Dans son enseignement diffusé lors d’une méditation Vipassana, SN Goenka explique que dans la démarche d’éveil de la conscience, l’homme, qui a étudié intellectuellement la façon d’y parvenir, serait comme l’homme à qui on aurait simplement expliqué le chemin sur une carte… Tant qu’il n’a pas fait un pas « physique » sur ce chemin, il n’a pas plus avancé que l’ignorant.

Ces paroles font écho à celles d’Edmund Husserl qui oppose le fait d’ « apprendre de façon formelle », aux actions de « bâtir soi-même », « travailler soi-même », « résoudre soi-même » les problèmes, à partir de l’enseignement apporté par ses livres. Ces actions définissent ce qu’il appelle « être philosophe » et rejoignent donc l’idée d’avancer sur le chemin et non de seulement apprendre l’itinéraire du chemin de façon formelle.

Dans ce mémoire, nous bornerons la notion de « philosophie », à la phénoménologie Husserlienne vue sous l’angle Caycédien et aux philosophies orientales relatives à l’éveil de la conscience, qui servent de fondement à la sophrologie.

Dès lors, nous nous intéresserons au fait que la sophrologie puisse être justement un vecteur afin de « bâtir soi-même » ou encore de « faire un pas physique sur le chemin », à partir de ces philosophies.
Plus précisément, nous retracerons les points marquants de notre « évolution sophrologique » à la fois en temps que sophrologue et que pratiquant et nous relierons cette évolution au regard de ce que nous avons pu comprendre de la réduction phénoménologique.

Nous admettrons donc comme « démarche philosophique de la sophrologie », l’idée de développement de la conscience humaine (ut conscientia noscatur).

On peut alors se demander comment cette mise en tension théorie/pratique philosophique telle qu’E. Husserl la décrit a pu nous permettre d’avancer sur le chemin de la découverte de la conscience. Et où se situe le patient qui n’a pas cette relation à établir, mais dont la pratique se bornent uniquement à la partie expériencielle ?

L’intentionnalité en sophrologie

Cette notion centrale à la fois en sophrologie et dans la phénoménologie d’E. Husserl est l’une des premières mise en tension théorie/pratique que nous avons vécue et certainement l’une des plus importantes dans notre évolution. Nous pouvons dire qu’elle a été la première étape marquante de notre découverte de la conscience.

D’abord floue sur le plan intellectuel, l’explication d’E. Husserl selon laquelle « toute conscience est conscience de quelque chose » nous apparaissait comme d’enfoncer une porte ouverte car nous ne percevions pas son sens pratique. De plus la confusion avec la notion commune d’« intention » a été également un obstacle à franchir. Nous ressentions pourtant que l’idée d’intention telle qu’elle est couramment utilisée (que l’on peut rapprocher de l’idée de volonté et qui dépend du désir), était propre non pas à la conscience mais au mental et qu’elle s’opposait par définition au fait d’accueillir les phénomènes tels qu’ils se présentent. La notion d’attention sans intention est d’ailleurs fréquemment défendue dans les discours de maître spirituel (Jean Klein le développe par exemple dans un article de la revue 3ème millénaire n°52 intitulé justement « une attention sans intention »). Il nous paraissait donc étonnant de trouver un terme si proche comme fondement de la sophrologie.

Si cette intentionnalité était différente de la volonté du mental qu’était-elle ? Et en quoi savoir que « la conscience était conscience de quelque chose » était-il important?

La réponse théorique que nous comprenons aujourd’hui et que nous pouvons exprimer, s’est dévoilée grâce à la pratique, ce qui confère donc à cette découverte une place de choix dans ce mémoire.

Nous pouvons en effet expliquer aujourd’hui que la conscience n’est pas une entité passive qui réceptionnerait des objets dont elle est détachée, mais qu’elle est bien active en se projetant sur l’objet et surtout que c’est dans cette rencontre avec l’objet que nous pouvons la reconnaître.

Cette découverte a changé de façon très intense l’appréhension de notre structure corps-esprit puisqu’ en pratiquant la sophrologie, cette structure est justement devenue l’objet « privilégié » rencontré par la conscience. Le dévoilement de l’intentionnalité s’est donc déroulé tout au long de notre pratique ces trois dernières années, mais nous avons pu noter deux moments particulièrement décisifs que nous allons présenter.

Intentionnalité paradoxale

Le premier a été engendré par la confrontation à une émotion très forte pendant un exercice ludique effectué en cours. La situation était la suivante : nous étions assis les uns en face des autres en nous regardant dans les yeux et Pierre frappait dans ses mains de façon répétée. Lorsqu’il frappait une première fois nous devions sourire, puis quand il frappait à nouveau nous devions instantanément reprendre une expression neutre et ainsi de suite. Très vite, à la vue de ces faciès se déformant et se reformant, le groupe a été pris d’un de ces fou-rire magistraux et impossible à contenir. Il faut s’imaginer cette sensation qui prend aux tripes sans laisser le moindre choix que d’éclater de rire.

Ce qui est important c’est qu’une émotion si forte laisse l’impression qu’elle submerge complètement une conscience totalement passive, ce qui semble donc contraire à l’idée d’intentionnalité. Ce jour là, les choses ont été différentes. Je me suis efforcé d’observer et d’accueillir cette émotion sans la juger et la surprise fut immense lorsque je me suis aperçu qu’elle était effectivement observable librement, et que cela changeait totalement le rapport conscience / émotion. La conscience n’était plus une victime subissant l’émotion mais elle l’observait: elle la regardait d’un angle, puis d’un autre, elle pouvait se fixer dessus ou accueillir d’autres objets en même temps…

Attention, je ne parle évidemment pas d’une idée de contrôle sur l’émotion, non, ce qui s’est révélé était un rapport nouveau à mon émotion et à mon être en général. Ce rapport dévoilait bien d’avantage la notion même de conscience et me conférait une splendide sensation de liberté.

Cela peut même laisser entrevoir un espace sous-jacent, pur témoin de cette rencontre conscience/objet. Dans ce mémoire sur la sophrologie, nous ne développerons pas ces concepts passionnant de « moi pur » chez Husserl ou encore de « conscience pure » chez Nisargadatta (Je suis, 1982), car ils ne sont pas retenus par A. Caycédo.

Intentionnalité et méditation

La seconde étape marquante a été permise par l’expérience du contraste entre la pratique sophrologique, où la conscience est le plus souvent déplacée assez rapidement d’un objet à un autre, et la pratique de la méditation Anapana, où au contraire la conscience doit être fixée pendant trois jours sur quelques centimètres de peau entre le nez et la bouche. Ce qui est important ici est que, lorsque l’objet change, il est plus difficile de percevoir l’aspect lui- même changeant (et donc l’aspect actif) de la conscience. Nous pourrions comparer ça au fait que lorsque nous sommes dans un train, si nous regardons des oiseaux voler, nous ne nous rendons pas compte que nous avançons alors que si nous regardons une vache dans le pré, là nous en prenons facilement conscience.

La sophrologie peut nous offrir de tels moments de « fixation » notamment lors des exercices de contemplation, mais la durée de notre pratique d’Anapana et la dimension très petite de l’objet d’observation en a fait une expérience particulièrement révélatrice. En effet, durant trois jours, nous avons pu prendre conscience de façon évidente que malgré l’aspect fixe de l’objet observé, chaque instant vécu était différent du précédent. Précisons toutefois qu’il serait inexact de dire que les sensations étaient totalement figées sur ces quelques centimètres de peau, mais ce qui rendit chaque instant unique c’était avant tout la façon de saisir ces sensations. C’était une mise en évidence de la relation conscience / objet et de l’aspect actif et impermanent de cette relation. On peut en effet dire que chaque instant était différent du fait de l’intentionnalité de la conscience.

Au travers de ces deux exemples vécus et plus largement tout au long de notre pratique, nous avons bâti une partie de notre philosophie de « découverte de la conscience », qui est allée au delà d’un « apprentissage formel » de la théorie de l’intentionnalité.

Nous nous sommes également rendu compte que c’est le fait de jouer sur les paramètres « conscience / objet » qui a pu révéler en pratique la qualité d’intentionnalité. En effet dans le premier exemple, un objet très intense et semblant submerger une quelconque action de la conscience et, dans le second, un objet très restreint et maintenu dans la conscience sur une durée très longue, ont été les vecteurs pratiques permettant le dévoilement de l’intentionnalité.

La sophrologie nous invite par nature à faire varier ces paramètres « conscience / objet », mais grâce à ces prises de conscience pratiques, c’est avec une conviction philosophique vécue que nous nous efforçons de mettre en place ce principe en cabinet. En invitant le patient à porter son attention sur son corps, ses sens, ses émotions, des images du passé et du futur, la notion d’énergie etc… en faisant varier son degré d’autonomie, le Terpnos Logos, le contenu des séances…. nous proposons au patient une variété qui lui permet d’expérimenter lui même le rapport conscience / objet et de découvrir en pratique la notion d’intentionnalité. (à suivre)

Auteur : Jean Calonne
Extrait du Mémoire Sophrologue Spécialiste en Sophrologie Existentielle – ESSA – Avril 2015, Partie I