Notre souffrance, nos émotions sont soudain perçues comme autant de leviers dynamiques vers une redécouverte infinie de nous-mêmes. Tout ce qui nous mine, nous brûle et nous ronge est foyer d’éveil.
René Daumal

« Est-ce normal de ressentir ça ? » C’est la question que nous posaient souvent les toxicomanes les semaines suivant la cure de sevrage habituelle, dans cette structure prenant en charge ces personnes qui souffraient de ce « trop plein de manque ».

« Ça » était le trop plein d’émotions mal contenues, mal gérées, voire démesurées que ressentaient ces patients. Comme si, après la « déprise » du produit, il y avait cette impossibilité flagrante à gérer ces manifestations. Comme si le produit avait pris la place de ces émotions pendant des années, ou tout au moins empêché cette gestion « normale » des émotions.

Alors, en tant que soignants, nous nous sommes penchés sur ces aspects bien particuliers et avons, au fur et à mesure des années, pu étudier, nous former, réfléchir à ce qu’étaient véritablement ces émotions. Ces manifestations tant physiques que psychiques d’une telle ampleur que la vie et les projets de vie des personnes en sont conditionnés.

Bien avant les « chercheurs » et « scientifiques » de l’émotion connus à ce jour (Damasio- Goleman- Cyrulnik- Salovay …), Spinoza lui-même, en 1632, parlait de « pistes » pour mieux gérer ces émotions et pour en avoir une « conscience plus étendue », selon ses propres mots.

L’émotion est d’abord une sensation, une saveur, un éprouvé dans le corps qui se manifeste devant un danger, une alerte, une défense, une joie profonde.

C’est une régulation interne du corps qui lui permet de s’adapter au milieu extérieur, visant à rétablir l’homéostasie au même titre que le phénomène réflexe.

C’est d’abord dans le corps avant d’en passer par les mots.

Selon A. Damasio, d’abord est ce qu’il appelle « la machinerie de l’émotion » puis vient seulement la carte cérébrale, la représentation de cet éprouvé: c’est une image mentale, une idée, c’est ce qu’il appelle alors « la machinerie du sentiment ».

Le sentiment émerge de la sensation pure, de l’éprouvé de cette émotion.

En effet, lorsque l’on voit un chien agressif qui vient vers nous, d’abord la peur (émotion fondamentale) nous pousse à nous protéger, à courir et à nous mettre à l’abri. Ensuite seulement les mots viennent, la représentation (« mais qu’est ce que ce chien vient faire là? En liberté et agressif?) nous permettant alors de mettre une explication, un sens à ce qui se passe.

Le sens émerge de cette sensation brute par la parole.

Les hommes ont acquis la parole pour dire, expliquer, sortir du non sens, de l’insensé, de la confusion.

Et il est d’une importance capitale de pouvoir mettre « ça » en mots pour que cela soit « vivable », « entendable », pour que « ça » prenne sens.

« Mets un nom à ton diable et il disparaitra ». Il suffit en effet parfois de nommer, désigner, baptiser quelque chose d’incompréhensible et donc d’angoissant, pour faire céder notablement cette angoisse, en donnant sens à ce qui se passe. Le mot va désigner, délimiter, « incarner » ce flou anxiogène.

Je rappelle que « sens » est de la même famille que « sensation », « saveur », « savoir ».

Il est fondamental de passer de l’émotion pure à la mise en mots, afin de passer au stade de l’affect, du sentiment, plus gérable puisque nommé, reconnu donc « objectivé »…Ce qui permet de sortir de la confusion.

Ainsi, grâce aux mots, les émotions rentrent dans le monde social, dans le monde humain, puisque les humains se définissent justement par l’acquisition de la parole qui leur permet de se détacher du temps présent et de se projeter.

Cyrulnik parle de « rentrer dans le monde des symboles ». C’est, en fait, grâce à l’immersion dans ce « monde des symboles » depuis le plus jeune âge que l’homme a pu « objectiver » ce qui lui arrivait, mettre en mot, mettre à distance pour mieux gérer.

En ce qui concerne les émotions, celles-ci reconnues, mises en mots, sont alors nommées, objectivées et peuvent, à ce titre, être utilisées au service de la personne dans une meilleure compréhension des évènements de sa vie.

C’est la base et la toute première partie de ce que les « scientifiques » de l’émotion appellent « la gestion des émotions ».

C’est tout d’abord « re-connaître », « baptiser » ces éprouvés afin d’y mettre du sens et sortir de la confusion.

Dans le cadre de ce congrès, je vais donc essayer, moi-même, de mettre des mots sur ces éprouvés particuliers que l’on nomme les émotions.

Au tout début de mes propos, je parlais de l’émotion comme d’une régulation interne du corps qui permet de s’adapter au milieu extérieur. Mais beaucoup plus que s’adapter au milieu extérieur (ou dans le but justement de s’adapter, de survivre et d’évoluer), les émotions ont permis à l’homme de s’ouvrir à l’autre, d’aller au contact de l’autre, donc de se socialiser et de fonder le groupe « humain ».

Ceci est d’une importance capitale. Que l’on se place du point de vue de l’ontogenèse ou de la phylogenèse, il apparait que les émotions, et notamment les émotions fondamentales ou primaires (colère- peur- tristesse- joie) poussent le petit homme ou ont poussé l’espèce « homme » à aller vers l’autre, à nouer des relations et à fonder le groupe humain.

C’est en fait la fonction même de ces quatre émotions primaires: elles poussent l’homme à aller vers les autres, expliquant ainsi beaucoup de comportements humains depuis l’aube de l’humanité jusqu’à ce jour. Je vais présenter ces 4 émotions et leurs fonctions respectives.

La peur

C’est l’émotion la plus archaïque (cerveau reptilien), commune à toutes les espèces animales.

La peur supporte la notion de danger donc de protection de l’individu. Les personnes qui ne ressentent pas la peur (certaines pathologies psychiatriques ou bien lors de séquelles de traumas crâniens) ont de fortes capacités à se mettre en danger.

La peur me permet donc de me protéger, donc à terme, de survivre.

Elle me pousse vers l’autre pour me sentir protégé, rassuré. (papa, maman, famille, groupe…)

La capacité à éprouver la peur engage alors la notion de confiance (laisser rentrer). Elle est donc à la base et la genèse des groupes: familiaux, sociaux…

La colère

La colère naît et est éprouvée :

1) Quand mes besoins ne sont pas satisfaits (pas d’écoute- pas de compréhension de ce que je suis en droit d’attendre de l’autre- pas de prise en compte de- jugement de valeurs- attaque sur mes valeurs- enfermement physique ou psychique).

2) Quand mon espace a été intrusé (mot de Winnicott), envahi (faire à ma place et contre ma volonté- non respect de ma place, mon temps, ma fonction, mon rôle…). C’est alors une énergie de défense, de rébellion.

C’est l’apprentissage du NON, l’apprentissage du „JE“. C’est la construction de ma frontière, de mon identité. Elle participe à la construction de mon „MOI“.

La colère m’amène à aller vers l’autre pour défendre mon espace, mon territoire.

La colère m’amène à prendre ma place dans le monde. Quand ça a marché, alors le même mouvement va aller chercher l’autre pour partager et construire.

La tristesse

La tristesse est reliée au manque (éprouvé très physique de la notion de manque, de déprivation).

Elle sert à me séparer, à réussir mon deuil.

Le deuil me permet d’accepter la perte donc à terme de passer à autre chose et à aller vers de « l’Autre ».

La tristesse me pousse à aller vers l’autre ou les autres, pour me faire consoler, rassurer (si ce contact n’a jamais lieu lors de la petite enfance, cela peut être préjudiciable).

La capacité à éprouver une authentique tristesse engage la capacité à éprouver de la joie (les deux émotions complémentaires par excellence).

La joie

Joie : jouir, se réjouir.

Je ne peux pas entreprendre quelque chose sans me réjouir, sinon je ne boucle pas la boucle.

La joie me pousse à aller vers l’autre pour partager. (Engage la notion de partage, de   réjouissance).

La joie engage la notion d’intime, d’ouverture, de lâcher prise.

La joie supporte aussi la sexualité (ouverture, confiance, lâcher-prise, partage).

Il n’y a donc pas de bonnes ou mauvaises émotions. Elles sont toutes d’une importance capitale dans la construction de l’individu et des individus entre eux, du groupe humain.

On parle aujourd’hui d' »intelligence émotionnelle ». On cite même le terme de « quotient émotionnel ».

Peter Salovay, né en 1958, psychologue, sociologue contemporain, enseignant à la faculté de Yale, a écrit plusieurs ouvrages sur l’intelligence émotionnelle. Pour lui, celle-ci se décline en cinq étapes qui ne sont pas sans rappeler les fondamentaux vécus en sophrologie:

  1. La connaissance des émotions: capacité essentielle à la connaissance et à la compréhension de soi. (re-connaissance des émotions).
  2. La gestion de ses émotions: est fonction de la conscience de soi. En se libérant de l’emprise d’émotions dites «négatives », et en leur substituant des émotions positives, l’individu appréhendera mieux les aléas de son existence et en sortira plus autonome.
  3. L’auto motivation: capacité à postposer la satisfaction de ses désirs immédiats et de réprimer ses pulsions.
  4. La perception des émotions d’autrui: Ainsi l’empathie, en constitue l’élément fondamental.
  5. La maîtrise des relations humaines: Elle comprend notamment la possibilité d’aider à gérer les sentiments de l’autre.

On voit tout à fait les liens avec la sophrologie et la possibilité qu’elle nous offre dans les prises en charge de patients « souffrant » de cette non reconnaissance, de cette perte de sens de ce qu’ils éprouvent au plus profond d’eux-mêmes.

Auteur : Bruno Schmidt, Intervention lors du congrès de la Société Française de Sophrologie, Paris les 06 et 07 Décembre 2014