Mémoire phénoménologique du Cycle Supérieur remis à l'ESSA par Annie Boero
Introduction au mémoire de formation
J’anime au sein de l’Ehpad où réside ma mère atteinte de la maladie d’Alzheimer des séances de sophrologie à l’intention des « aidants proches » de malades atteints de la même pathologie.
On appelle « aidant proche » toute personne qui entretient des liens étroits et stables avec une personne dépendante, l’aidé.
Avant chaque séance, un temps de parole est proposé par la psychologue de l’établissement.
Durant ce temps d’échange, chacun peut témoigner de sa réalité dans cette épreuve qui le contraint d’accepter la perte de l’être aimé, présent physiquement mais dont l’altération des capacités cognitives fait de lui quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’il ne reconnait plus.
Les aidants se sentent fragilisés, ils expriment des sentiments ambivalents de haine et d’amour, ils culpabilisent de ressentir de la colère pour ce proche qui à la fois est là mais qui n’est plus là…
J’interviens pour les aider à accueillir le changement afin de construire plus sereinement une nouvelle relation, une nouvelle façon de faire le chemin ensemble.
Je suis aussi aidante proche, cet être humain, avec ses failles et ses forces, avec ses expériences de vie et ses connaissances et je suis aussi cette sophrologue qui a désiré accompagner des personnes vivant ce premier deuil, celui d’un être cher présent physiquement mais dont les capacités mnésiques ne sont plus.
Cette dualité, toutes les émotions exprimées reçues et vécues par moi-même font irrémédiablement écho. Si cet effet miroir de projections d’émotions réciproques peut faciliter l’empathie, il peut également fausser la relation interpersonnelle sophrologue / sophronisant en y permettant dans une certaine mesure le transfert.
Comment puis-je contrôler et surveiller mon propre état de conscience et d’existence et m’accueillir dans la réalité du vécu de mon schéma corporel sans jugement et sans a priori ?
Durant tout mon accompagnement, dans chacune de mes rencontres avec l’autre dans ces expériences phénoménologiques, comment vais-je pouvoir garantir cette relation de sujet à sujet où chacun est responsable au moyen de sa volonté, en dehors de tout débordement transférentiel.
Je propose une réflexion sur l’importance de mon positionnement phénoménologique face à l’impact émotionnel ressenti et l’utilité de prendre en compte sa résonance en moi afin de créer un lien intersubjectif mutuellement gratifiant.
Dans une première partie, j’aborderai la relation à soi dans mon vécu d’aidante proche et de sophrologue, avant d’explorer dans une seconde partie la relation à l’autre, au travers de l’alliance sophronique, l’aide centrée sur la personne, les neurones miroirs et enfin le lien intersubjectif.
1ère partie : La relation à soi
Comment se découvrir et maintenir un lien avec soi -même ?
1 • Dans ma posture d’aidante
Lorsqu’en septembre 2021, la directrice de l’Ehpad m’a proposé de participer en collaboration avec la psychologue de l’établissement à des réunions mensuelles à l’attention d’aidants de malades Alzheimer, je ne me doutais pas alors à quel point j’allais être amenée à m’interroger sur mes attitudes, mon discours, mes émotions, mon positionnement professionnel.
Qu’avant d’être sophrologue, j’étais l’enfant de… Que j’allais faire la rencontre d’autres enfants de…
Que chacun avait sa propre histoire, sa sensibilité, des doutes, des exigences…
Et qu’il allait falloir me protéger en gardant la juste distance face à leur souffrance.
Lors de la première séance, chacun s’est présenté et a raconté son histoire de vie, le placement en établissement constituant l’ultime solution pour prévenir et sécuriser le proche.
Si chaque témoignage était unique en raison de différences de vécus, de traditions familiales, les émotions exprimées par chacun des aidants étaient semblables :
Du déni, de la colère, de la peur de la maladie, de la culpabilité de n’être pas en mesure de s’occuper personnellement du parent.
Beaucoup d’anxiété, de stress sur l’avenir. Mais aussi beaucoup d’amour inconditionnel.
La notion de « deuil blanc »
La psychologue nous a expliqué qu’il n’y avait aucune honte à ressentir des émotions contradictoires et que chacun d’entre nous allait ou avait peut-être déjà franchi l’une des 5 étapes suivantes :
Le déni à l’annonce de la maladie, puis la colère, la négociation (où le proche va tenter de trouver toutes les solutions pour freiner la maladie et devenir potentiellement maltraitant en imposant à son proche malade un rythme de vie bien trop intense : exercices à longueur de journée, contrôle permanent de l’alimentation, de l’emploi du temps…), la dépression avec le stress accumulé, les insomnies, les émotions à vif lorsque l’aidant a compris qu’il ne pouvait pas freiner la maladie et qu’il allait falloir vivre avec et enfin l’acceptation.
Elle a aussi mis des mots sur cette souffrance si particulière qui nous réunissait :
Confronté aux troubles cognitifs de la personne malade, l’aidant doit malgré tout envisager “une nouvelle vie” aux côtés d’un proche dont la personnalité est mise à mal par la maladie. Un premier deuil s’opère. C’est tout le paradoxe défini par le deuil blanc : un proche malade dont la présence physique ne peut malheureusement masquer l’absence cognitive et psychologique.
L’aidant va devoir faire face aux profondes modifications du lien qu’il entretenait avec la personne malade, supporter la transformation d’un être cher, de sa personnalité, de ses compétences. Un processus de deuil se met en place alors même que la personne n’est pas décédée. Une nouvelle relation s’installe. C’est un peu une séparation imposée qui débute du vivant de la personne malade, se poursuit durant sa maladie et continue jusqu’à sa mort. Dépossédé de ses repères habituels, l’aidant fait l’apprentissage d’un nouveau rôle sous le signe de la perte, impliquant le développement de modalités relationnelles différentes. Il faut accepter de voir l’être cher non plus comme ce qu’il était mais comme ce qu’il est. Il faut réinvestir psychologiquement ce parent changé par la maladie. Il s’agit de le perdre puis de le retrouver. L’aidant doit lutter contre des émotions parfois opposées (dont les deux polarités sont l’amour et la haine) pour un proche idéalisé dans le souvenir mais dont la vie quotidienne rappelle le déclin. La fatigue et les tensions avec la personne malade fragilisent l’aidant qui aura besoin de soutien.
Valery Lechenet, psychologue clinicien à l’hôpital de Sens (Yonne, spécialisé en neuropsychologie) • Source France Alzheimer
Mon vécu de proche aidante
Chaque témoignage aurait pu être le mien.
Durant ces longs mois qui ont précédé le placement de ma mère, je suis devenue aidante familiale sans m’en rendre compte. Cela a commencé petit à petit au moment du premier confinement. Ma mère perdait de plus en plus la mémoire, tenait des propos incohérents, devenait agressive …
Je mettais son attitude sur le compte de la solitude, ses oublis sur le fait qu’elle avait une mauvaise audition et qu’elle refusait de porter ses appareils auditifs.
Un jour par hasard, j’ai découvert dans une armoire un nombre incalculable de boites de doliprane, de la nourriture moisie, des courriers non ouverts….
Ce jour-là j’ai compris que ma mère était malade et tout ce que cela allait engendrer. Le diagnostic redouté a été confirmé par un neurologue.
Très rapidement ses troubles se sont aggravés avec des difficultés croissantes pour accomplir les tâches familières comme se laver, s’habiller, se préparer à manger.
Je lui avais fait la promesse qu’elle ne quitterait jamais l’appartement familial.
J’ai donc organisé mon quotidien autour d’elle, pris en charge la toilette quotidienne, la préparation des repas, les rendez-vous médicaux, les démarches administratives …
L’aide à domicile n’étant pas suffisamment qualifiée pour s’occuper d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, je devais en outre vérifier son travail, ce qui m’ajoutait une charge mentale supplémentaire.
C’est lorsqu’elle a commencé à être sévèrement désorientée dans le temps et l’espace que j’ai dû prendre seule, mon frère dépressif ne pouvant pas l’assumer, la décision de trouver un lieu d’hébergement où elle serait en sécurité. Cette décision a été une des plus difficiles à prendre de ma vie, car je reniais une promesse, j’abandonnais ma mère, je n’étais pas capable de l’accompagner jusqu’à la fin.
C’était il y a un an, je terminais mon stage de 2ème année. J’ai réalisé et je réalise encore au moment d’écrire ces mots combien la pratique de la sophrologie m’a aidé à accueillir cette souffrance en la vivant différemment, plus consciemment, à apprendre d’elle en explorant ma réalité intérieure et la transformer en une force incroyable.
La sophrologie nous permet d’avoir accès à ce monde interne qui nous habite au plus profond de nous, là où siègent nos processus les plus enfouis :
Ce qui est terrible avec les personnes atteintes de troubles cognitifs c’est l’évolution de la relation qu’on entretient avec elles : en plus de les infantiliser, au fil du temps nous finissons par totalement les déshumaniser en les percevant comme des objets.
J’ai de plus en plus de souvenirs qui remontent à la surface au fur et à mesure que l’état de ma mère évolue. Ce sont des souvenirs très précis de mon enfance, de mon adolescence, d’adulte aussi. Ce sont de beaux souvenirs et à ce titre ils auraient pu me rendre nostalgique et triste.
Les émotions que je ressens à leur évocation sont au contraire empreintes d’amour, de tendresse et de gratitude. Toutes ces émotions qui émergent du passé me donnent la force de vivre le présent avec un regard différent, en conservant cette part d’humanité qui fait que ma mère reste elle-même et en vivant l’instant présent avec elle comme si c’était une vie entière.
Dans le cycle fondamental, l’humanité est une valeur structurante de la conscience sophronique, dans le cycle existentiel elle est vécue comme une valeur essentielle en ce sens qu’elle est le
fondement de tout être humain. C’est le regard des autres qui nous fait exister, c’est le regard que je porte sur ma mère qui fait qu’elle n’est pas qu’une seule présence physique.
Être le proche aidant et surtout l’enfant d’une personne atteinte de troubles cognitifs nous conduit bien souvent à devoir nous conformer aux diktats de la société. (Qualité de l’aide, nombre de visites…)
Nous subissons des pressions familiales, sociétales et institutionnelles, nous nous devons d’être l’enfant, l’aidant parfait.
Le cycle existentiel nous propose d’ « Apprendre à exister » dans une nouvelle quotidienneté qui n’est pas faite d’injonctions, d’obligations en portant un nouveau regard sur nous au-delà de toute conscience ordinaire.
Dans la marche réductive du troisième degré, nous nous concentrons sur nos pas, sur l’apprentissage du phénomène marche, sa redécouverte comme un retour aux sources, lorsque nous avons fait nos premiers pas. Elle propose l’ouverture au monde.
Dans la marche phronique de la Liberté et de l’intentionnalité de la RD9, nous allons à la découverte du sentiment de Liberté non pas une liberté naturelle du « je fais ce que je veux » mais une libération des conditionnements et des a priori.
Cette expérience de libération de la conscience par la voie phénoménologique nous conduit à une conscience libre débarrassée de ses entraves qui se rapproche de la Conscience Pure de Husserl.
Cette nouvelle quotidienneté dans ma relation avec ma mère n’est plus concession et contrainte, ainsi si je ne vais pas la visiter quotidiennement, je ne culpabilise pas, le temps que nous passons ensemble nous le vivons dans le bonheur de nous retrouver.
Enfin la sophrologie nous invite à rechercher nos propres valeurs définies par Alfonso Caycédo comme « les qualités spécifiques qui caractérisent l’être humain et le définissent comme étant d’une conscience indivisible, originale et transcendant.
Les valeurs de partage et d’amour qui me portent aujourd’hui dans chaque instant de ma vie me donnent cette force que je vis profondément dans toutes les dimensions physiques et intellectuelles de mon être.
Dans ma posture de sophrologue
L’intentionnalité
Toute conscience est consciente de quelque chose
Edmund HusserlLa conscience n’est pas une institution achevée, elle se construit, se transforme pour devenir elle-même
Hegel
Elle n’est pas une réalité coupée du monde . La présence à soi est la clé de tout le travail intérieur.
Ce travail intérieur requiert une attention intentionnelle. C’est elle qui nous permet d’éclairer les zones d’ombres, de mettre la lumière là où il y a obscurité.
Si j’éclaire en pleine nuit un arbre avec une lampe, seul l’arbre sera visible, si un lampadaire derrière moi est allumé, non seulement l’arbre sera visible mais je serai visible aussi.
Et sujet et objet ne seront plus vus comme deux choses séparées mais comme un tout dans laquelle chaque chose à la place qu’elle doit occuper.
Je vivais le moi, aidante proche et le moi sophrologue avec un sentiment étrange et perturbant de « dissociation » : c’était un peu comme s’il y avait d’un côté un premier sujet en conscience ordinaire vivant dans des représentations mentales et de l’autre le deuxième sujet qui avait pratiqué et vécu l’expérience de la méthode fondamentale et vivantielle sophrologique et qui était à l’écoute des phénomènes apparaissant dans sa conscience.
J’ai eu très vite l’intuition de la non congruence entre ce qui habitait mon monde interne et la façon dont je l’exprimais en termes d’émotions, d’expressions, de posture corporelle .
Mon corps exprimait une réaction , je ressentais une certaine agressivité ,de l’hostilité et mon corps l’exprimait par cette réaction épidermique.
En sophrologie le premier principe , celui qui nous suit tout au long des trois cycles est celui du « schéma corporel comme réalité vécue » . Tout passe par le corps, c’est par le corps et à travers lui que nous nous sentons exister. La prise de conscience de soi passe par le corps, au regard de la phénoménologie, le corps est le support de notre conscience.
Dans le cycle fondamental le moi corporel et le moi présentiel se mettent en relation pour constituer le Moi phronique : par les sensations de mes 5 sens, je construis et je vis ma réalité. Mon corps incarne, vibre, parle, respire, somatise … Il est le support de mon esprit, de mes émotions, tout passe par lui et s’y inscrit. Il inclut mon histoire avec son contenu affectif, émotionnel, sensitif, intellectuel et physico-organique.
Au cours du cycle radical nous plongeons au cœur des cellules de la corporalité.
Dans chacune de nos cellules se trouve une conscience, différente de la nôtre mais qui concourt à la nôtre.
Venir percuter par le son les cellules va libérer leur énergie, « la force responsable de l’intégration de la matière vivante
Alfonso Caycedo
Cette force anime notre conscience profonde , le Moi phronique devient radical : il établit phénomène autant interne qu’externe, il constitue la conscience ,il est existentiel et il est en mouvement permanent.de découverte, de conquête et transformation…
Surveiller mon état de conscience implique donc une action , une intention de ma part, une visée particulière qui prend tout son sens dans cette relation singulière avec mon double moi d’aidante et de sophrologue.
Cette action, c’est l’attention portée aux phénomènes qui émergent de ma conscience, ce qui se vit en moi et qui va permettre la libération des résistances, des oppositions , de m’extraire des vieux démons de l’attitude naturelle et d’accueillir avec un regard égal ,celle que je suis dans tout mon être, dans un sentiment profond de gratitude.
La vivance
Lors de cette première rencontre vivantielle entre le moi, aidante proche et le moi sophrologue, j’ai ressenti très fortement une dualité. Et pourtant il n’y avait qu’un seul et même sujet : moi
Il ne s’agissait pas alors à chercher à comprendre intellectuellement cette relation à moi-même mais simplement de la vivre à la fois dans l’historicité de mon monde intérieur et avec un nouveau regard porté sur moi .
La phénodescription est une étape importante en sophrologie. Elle consiste à décrire les phénomènes ressentis et de faire remonter à la conscience les réactions vivantielles apparues durant la sophronisation sans chercher à les n’interpréter ni à les analyser.
Par la restitution du phénomène c’est de nous que nous parlons, de notre vécu, du sens que nous donnons à nos expériences.
C’est en laissant apparaitre les phénomènes sans aucune censure (le retour à la chose elle-même telle qu’elle s’exprime), sans à priori et sans jugement, en les regardant comme si c’était la première fois (avec le regard de l’enfant qui découvre le monde mais avec la conscience de l’adulte), que j’ai pu percevoir mon état de conscience, ma réalité objective.
La conquête de l’esprit, c’est se débarrasser de nos entraves. Les phénomènes qui se
manifestent durant nos vivances sont des rencontres avec soi-même en faisant l’apprentissage d’un nouveau regard, différent du regard de l’attitude naturelle qui ne cherche qu’à reconnaitre, expliquer, comprendre de manière automatique sans effort.
Progressivement, l’entrainement sophrologique au cours duquel j’ai éprouvé mon corps, mobilisé le positif, m’a révélé à moi-même dans l’intimité de ma conscience.
Petit à petit, j’ai acquis la capacité d’utiliser les découvertes faites lors de mes vivances dans mon niveau de conscience quotidien dans cette rencontre avec moi-même :
Et si je m’interroge, je doute parfois, je ne sur réagis plus je suis beaucoup plus positive et efficace devant une difficulté, face aux imprévus, aux nécessités de changements.
Et si le mental commence à faire des commentaires sur la nature de ce qui aurait pu être perçu dans l’instant, le fait de me poser la question « qui juge ? » sans chercher à y répondre me permet de mettre le « moi qui se juge » à distance et ainsi revenir à « la suspension du jugement
» et « la mise entre parenthèse » afin que les choses se révèlent telles qu’elles sont vraiment et non pas telles que je le crois.
Et puis quand bien même je serais aussi ce mental qui se juge qu’ai-je à craindre à le reconnaitre pour m’en libérer…
Pour la sophrologue que je suis devenue c’est une responsabilité d’exister par intuition , avec un regard sans cesse nouveau porté sur moi, mon métier et la façon dont je l’exerce.
2ème partie : La relation à l’autre
L’autre est celui qui n’est pas moi, il est celui que je ne suis pas et en même temps il est un même que moi en cela qu’il appartient à la condition humaine.
Notre perception du réel se réalise d’une part à travers les différents sens de perception que sont nos organes des sens visuel, auditif, kinesthésique, olfactif et gustatif et d’autre part à travers nos croyances, notre éducation, notre appartenance culturelle, religieuse, philosophique.
Lorsque nous rencontrons une personne pour la première fois, nous allons entendre, percevoir, entrevoir au travers de ses gestes, mouvements, de sa posture ce qui relève de son espace subjectif.
Chaque individu considère le monde à partir de sa propre subjectivité : une personne optimiste qui vit la même situation (l’aide à un proche malade) qu’une personne pessimiste verra cette situation de manière différente et pourtant elle est identique.
Comment puis-je être au service de la relation interpersonnelle et non prisonnière de mes propres systèmes défensifs ?
Comment vais-je pouvoir garantir cette relation de sujet à sujet où chacun est responsable au moyen de sa volonté, en dehors de tout débordement transférentiel ?
L’alliance sophronique
La relation à l’autre passe par l’ouverture à l’autre, la manière dont l’autre voit, perçoit ou entrevoit la vie. C’est une rencontre.
Dès que deux personnes se rencontrent une certaine alliance se crée. Dans le domaine de la psychothérapie cette notion est particulièrement observée et étudiée. Sigmund Freud a parlé de transfert et de contre-transfert.
L’analyste est compris comme le maitre, le père et l’analysant développe une relation d’enfant à parent ou à adulte.
En sophrologie, il s’agit d’une relation d’adulte à adulte.
Son rôle consiste à établir avec le client une relation de confiance mutuelle et d’échanges, à partir de laquelle le client va pouvoir s’approprier et utiliser les méthodes et les procédés sophroniques qui lui sont présentés.
Pour établir l’alliance sophrologique, le sophrologue ne doit pas regarder l’autre à partir de ses propres présupposés sur ce qu’il pourrait être mais entrer dans son propre monde et vivre ce monde avec lui dans la mesure du possible.
Dans la réalité de mon vécu de sophrologue, dans mes rencontres avec les proches aidants, l’émotion et la souffrance exprimées étaient parfois si fortes qu’elles en étaient palpables.
Je les ai ressenties comme une agression, mon être tout entier se défendant …
La seule chose que je pouvais faire, ce que j’avais appris et vécu lors de ma formation, c’était de rester centrée sur l’autre, de me taire, de prendre le temps d’accepter mon impuissance, ma colère et mon anxiété.
Accepter l’idée que nous avons tous des limites et que ma colère, mon impuissance étaient des mécanismes de défense.
Accepter de ne pas être le sauveur et réaliser que ce n’était pas de moi dont il s’agissait mais de l’autre.
Comprendre que c’était à l’autre que je devais laisser toute la place, Comprendre que c’était la relation qui était aidante.
La relation d’aide passe par la compréhension et la mise à jour de certains de nos schémas internes qui font qu’on a choisi d’aider….
La relation d’aide de Carl Rogers
La relation d’aide centrée sur la personne a été créée par le psychologue nord- américain Carl Rogers à partir des années 40.
L’ACP appartient au courant de la psychologie humaniste.
C’est une philosophie plutôt qu’une technique qui s’appuie sur la tendance naturelle que tout être humain a de se réaliser en tant que personne.
C’est ce qu’on appelle la tendance actualisante. Cette idée repose sur la conviction que l’homme est par essence un organisme digne de confiance et que le fond de la nature humaine est essentiellement positif.
Chaque individu a en lui des capacités considérables de se comprendre, de changer l’idée qu’il a de lui-même, ses attitudes, et sa manière de se conduire. Il peut puiser dans ses ressources pourvu que lui soit assuré un climat fait d’attitudes psychologiques facilitatrices que l’on peut déterminer.
Carl Rogers
Toute la théorie de l’approche centrée sur la personne repose sur une confiance fondamentale en l’être humain, dans sa tendance vers un développement constructif et positif.
C’est également une relation non coercitive, exempte de conseils, de solutions ou d’interprétations. En ce sens, elle est non directive car le sophrologue n’oriente pas le client vers un sujet particulier et ne choisit pas non plus la direction que doit prendre l’entretien.
L’approche centrée sur la personne considère que c’est la personne elle-même, son organisme dans son entier, qui sait ce qu’elle doit explorer, ce qui demande à être amené à la conscience.
Ce mode relationnel implique d’offrir au client un climat facilitateur, il est constitué de trois attitudes :
- La congruence. C’est la cohérence entre l’expérience, la conscience de soi et de ce qui est exprimé.
- La considération positive inconditionnelle, dans le fait de porter sur autrui un regard positif et respectueux sans jugement, fondé sur la confiance, dans son autoréalisation.
- La compréhension empathique, c’est-à-dire la capacité d’entrer dans le monde de l’autre comme s’il s’agissait du sien propre afin de le comprendre.
La congruence, c’est montrer un alignement cohérent entre ce que l’on ressent, les actions que l’on mène, les idées que l’on a, les paroles que l’on formule : c’est l’alignement entre ce que l’on est et ce que l’on dit.
Mais on ne peut pas le résumer à une simple absence de paradoxe entre le langage verbal et non verbal.
La congruence est une démarche bien plus interne, qui correspond à nos valeurs, et ce que nous faisons pour satisfaire et défendre ces valeurs. C’est pourquoi la congruence intègre la notion d’authenticité :
J’entends par ce mot que mon attitude ou le sentiment que j’éprouve, tel qu’il soit, serait en accord avec la conscience que j’en ai. Quand tel est le cas, je deviens intégré et unifié et c’est alors que je suis peut-être ce que je suis au plus profond de moi-même.
Carl Rogers
La congruence implique donc une réflexion sur soi, une cohérence interne. Être congruent nous amène donc à être authentique.
II s’agit de ma vérité face à mon vécu émotionnel, de sa compréhension et de la capacité à pouvoir l’exprimer aux proches aidants : Se dire à l’autre implique de laisser paraitre sa vulnérabilité, être à soi permet à l’autre d’être à lui.
C’est là toute la subtilité de la relation d’aide …
La considération positive inconditionnelle de l’autre sans jugement, c’est accepter la personne d’une façon totale, sans jugement.
Pour Carl Rogers « le thérapeute doit faire preuve d’un respect inconditionnel à l’égard du client », il précise que « dans la mesure où le thérapeute accepte avec confiance et compréhension toutes les facettes de l’expérience de son client, comme éléments intégrants de sa personnalité, il éprouvera à son égard un sentiment de respect mutuel ».
La personne du client n’est pas un objet de connaissance, il est un sujet, avec son individualité, ses caractéristiques qui lui sont propres devant un autre sujet.
Cela demande au sophrologue de laisser la personne être dans le sentiment qu’elle est en train de vivre, quel qu’il soit : ressentiment, colère, chagrin…
Par la reconnaissance à la personne de ses émotions comme légitimes, en se mettant à sa place sans tomber dans la contagion émotionnelle, le sophrologue adopte une attitude empathique : selon Jean Decety, neurobiologiste et psychologue, l’empathie est possible « parce que nous possédons une disposition innée à ressentir que les autres personnes sont comme nous et parce que nous développons rapidement au cours de l’ontogenèse la capacité de nous mettre mentalement à la place d’autrui. »
La première composante de l’empathie est donc émotionnelle : lorsque nous voyons quelqu’un souffrir nous éprouvons généralement un ressenti désagréable.
La deuxième facette est cognitive : les êtres humains développent la capacité de se représenter les états mentaux d’autrui.
L’attitude empathie dont parle Carl Rogers, c’est l’opposé de l’interprétation : « c’est un peu comme si on était l’autre pendant un instant ».
C’est reconnaitre les sentiments de la personne et y répondre en exprimant sa compréhension et son acceptation ,ce qui l’encourage c’est la capacité de se mettre à la place d’autrui, de se représenter ce qu’il ressent/et ou pense.
Les neurones miroir
Les neurones miroirs représentent une des découvertes les plus importantes de la fin du 20ème siècle car ce mécanisme nous permet d’être dans une compréhension quasi immédiate de ce qui se passe chez l’autre : c’est à dire d’être dans l’empathie.
Il y aurait une relation entre l’imitation d’un comportement et la capacité à se mettre à la place de l’autre, les neurones miroirs seraient à l’origine de ce phénomène.
Ces neurones ont été découverts par hasard, par un chercheur italien qui s’appelle Giacomo Rizzolatti. Lui et son équipe ont découvert que lorsqu’un singe voit bouger devant lui un humain, ce sont ses neurones moteurs qui s’activent (les neurones qui s’activent habituellement lorsque l’on bouge) et non ses neurones visuels (les neurones qui s’activent lorsque l’on voit). Comme si le singe « bougeait » lui aussi, juste en voyant un humain bouger.
Neurones miroirs et imitation :
Les neurones miroirs constituent une classe particulière de neurones corticaux, qui s’activent à la fois lorsqu’un individu exécute une action et lorsqu’il observe un autre individu en train d’exécuter une action.
André Meltzoff, psychologue américain spécialisé dans le développement du nourrisson et de l’enfant, a étudié l’imitation chez les nourrissons au cours de leurs premières heures de la naissance. Il s’est rendu compte que si quelqu’un tirait la langue, ouvrait la bouche ou restait neutre le nourrisson reproduisait les expressions de la personne à l’instar du miroir ou tout est réémis. Cette capacité est automatique et non intentionnelle.
Cette résonnance motrice, base de l’imitation du nourrisson, stimule son éveil empathique. Et lui confère une capacité innée à reconnaitre que l’autre est semblable à lui.
Mais comment pouvons-nous accomplir une action que nous avons vu exécutée par autrui ?
Selon Wolfgang Prinz, psychologue cognitif allemand, si, « plus un acte perçu ressemble à un acte présent dans le patrimoine moteur de l’observateur plus il tend à en induire l’exécution », c’est bien un autre mécanisme induit par les neurones miroirs qui autoriserait à accomplir cet acte dans la mesure ou l’action exécutée reflèterait bien celle observée chez l’autre.
Pour procéder à une imitation un double système de contrôle, modulateur de l’activité des neurones miroirs est nécessaire. Facilitateur (il doit faciliter le passage de l’action potentielle à l’exécution de l’acte) et inhibiteur sinon la perception de n’importe quel acte moteur se traduirait automatiquement par sa reproduction.
Finalement lorsque nous voyons quelqu’un se saisir d’une tasse nous comprenons immédiatement ce qu’il est en train de faire.
A l’instant où nous percevons les premiers mouvements de sa main nous comprenons son acte.
Neurones miroirs et émotions : comment est-ce possible ?
Tout simplement parce que si l’effet miroir fonctionne sur le plan moteur, il fonctionne aussi sur le plan des émotions. Cela signifie que si quelqu’un en face de nous fait un sourire, exprime sur son visage une grande tristesse fait une mimique de peur ou gémit de douleur, avant même que notre cerveau analyse le sens de cette émotion, nous avons intérieurement et involontairement « fait » la même chose, à l’intérieur de nous, donc ressenti la même chose que lui.
Cette imitation déjà appelée « mimesis » par Platon est capitale pour l’apprentissage, le langage, mais également pour l’empathie c’est-à-dire cette faculté de ressentir la même sensation, la même émotion ou le même sentiment qu’une autre personne.
Pour Antonio R Damasio, professeur de neurologie neurosciences et psychologue, le fait de ressentir une émotion aussi bien que de reconnaitre les émotions d’autrui dépendrait des aires du cortex soma sensoriel ainsi que de l’insula.
L’insula constitue un des deux lobes du cerveau situés en position interne et fait partie du cortex cérébral. L’insula est associée aux processus de douleur et a un rôle clé dans différentes fonctions liées à nos émotions (comme la colère, le dégout, la peur, la joie ou la tristesse) ainsi que dans la conscience de soi et nos interactions sociales.
Deviner ce que ressent l’autre, c’est ce que chacun de nous fait dans la vie quotidienne et c’est grâce à cela qu’une personne peut prendre en compte des souffrances qu’il n’a pas vécues lui- même et éprouver de l’empathie. Et la fonction miroir va permettre la compréhension des actes de celui qui n’est pas soi.
Les neurones miroirs participent du fondement même de la relation d’aide, en nous aidant à ressentir l’autre en nous. Toute la communication non-verbale qui émane de notre corps, de notre posture, de notre voix, de nos mimiques va en permanence exercer une influence sur l’autre et réciproquement. C’est le processus d’entrée dans le monde perceptif d’autrui.
Il faut cependant rester attentif à ne pas tomber dans la contagion émotionnelle, c’est-à-dire ressentir l’émotion de l’autre sans avoir la capacité de percevoir que c’est l’autre qui la provoque, ni être vraiment conscient de ce que nous vivons.
La relation intersubjective : l’autre et l’autre soi
La relation qui découle de l’empathie réciproque et mutuelle est une relation intersubjective. L’intersubjectivité fait partie intégrante de la tradition phénoménologique, il s’agit de s’aimer et d’aimer l’autre.
S’aimer soi-même ne signifie pas un amour narcissique excluant l’autre mais une acceptation de soi et une intersubjectivité dans la relation à l’autre.
L’intersubjectivité, c’est la capacité de percevoir le monde interne et le monde externe chez soi et chez l’autre, c’est permettre la création d’un espace commun d’expériences, de vécus où les consciences se dévoilent d’elles-mêmes et s’entrelacent dans l’alliance.
C’est pourquoi à chaque instant se pose la question du sens qu’ont mes propositions, comment les proches aidants vont se saisir de l’intentionnalité et de ce qui va pouvoir s’actualiser chez eux au regard de ce qui leurs est proposé, dans le respect de la réalité objective de chacun.
La question fondamentale posée par l’intersubjectivité est comment l’autre se constitue en moi et quelle relation j’entretiens avec lui ?
« Je suis en colère après ma famille car elle ne s’occupe pas de mon père, de ma mère malade »
« Je m’énerve très souvent après mon proche malade, ses réactions m’insupportent »
« Je culpabilise car ma fille me reproche de ne pas être assez présente pour elle »
« Je ne ressens que de l’indifférence pour l’état de ma mère, nous n’avons jamais été proches toutes les deux »
« Rendre visite à mon proche tous les jours, c’est normal, il a tant fait pour moi, c’est lui rendre ce qu’il m’a donné ».
Ces témoignages sont forts . L’émotion, la colère, la culpabilité, je les ai ressenties moi aussi. Alors comment faire pour garder cette distance nécessaire face à la souffrance des autres aidants sans m’attribuer leurs propres sentiments ?
Il ne s’agit pas de s’identifier à l’autre ni même de reconnaitre à l’autre la capacité de s’identifier à soi en acceptant de lui ouvrir ses territoires intérieurs mais de se découvrir à travers lui différent de ce que l’on croyait être et de se laisser transformer par cette découverte.
Lorsque j’ai senti que je n’étais plus dans une posture professionnelle, que je risquais de fusionner avec l’autre, j’ai ressenti la nécessité de me poser quelques instants et de me recentrer sur moi, dans toute la présence de ma corporalité. « Là où est mon corps je suis ».
Ce que tu dis n’est pas à moi, je suis distincte de toi … c’est être sensible aux mouvements d’affects qui se produisent chez l’autre, tout en gardant la conscience d’être une personne émotionnellement séparée de lui.
La reformulation est l’outil principal de cette attitude.
Reformuler n’est pas induire, il s’agit de reprendre l’essentiel du message de l’autre de retranscrire avec ses mots et ceux de son interlocuteur ce qu’on a compris du contenu de sa pensée en le vérifiant directement avec lui.
Ainsi la personne se sent écoutée, comprise et entendue.
Alors les ressemblances importent plus que les différences et les parcours de vie différents sont une source d’enrichissement pour chacun.
Tout le monde peut apprendre de tout le monde, sans jugement, sans arrières pensées, sans considération d’âge, de culture…
Conclusion du mémoire phénoménologique
Lorsque j’ai réfléchi à une thématique de mémoire, j’ai très rapidement eu l’intuition qu’elle serait en lien avec ma mère.
Mon entrée dans le métier de sophrologue au sein de l’EPHAD où résidait ma mère a été un pur hasard.
Il me paraissait inapproprié d’aider des personnes vivant les mêmes difficultés que moi, car j’étais bien consciente d’un risque de transfert.
Lorsque j’ai décidé d’accepter d’aider les proches aidants, j’ai appréhendé cela comme une sorte de challenge, une manière de me tester.
Je me suis posé beaucoup de questions sur moi, sur la maladie, la vie, auxquelles je n’ai souvent pas trouvé de réponses et finalement, ce n’était pas si important que çà.
Au cours de ces expériences phénoménologiques, je me suis découverte autrement, capable de vivre les épreuves sans les subir mais les dépasser et avoir un regard plus optimiste sur la vie. J’ai pris conscience que de ma relation avec l’autre nait la différence et que c’est cette différence qui nous construit et nous enrichit.
Faire l’expérience de l’Autre, c’est s’inscrire dans une relation intersubjective où coexistent différentes croyances, opinions, sentiments.
Le désir de vivre ensemble des expériences, dans la confiance, le respect et le partage est aussi une façon de se réconcilier aussi bien avec l’autre qu’avec soi-même, parce qu’on y reconnait l’autre autant que l’on est reconnu par lui.
Aujourd’hui lorsque je fais un retour sur ces trois dernières années, je me rends compte de mon évolution dans ma façon d’être, de vivre.
Je l’ai particulièrement ressenti lorsque j‘ai dû prendre en conscience des décisions difficiles, lorsque j’ai dû réinventer une nouvelle relation à ma mère, dans la façon aussi de m’appréhender dans le regard des autres sans a priori et sans jugement.
Bibliographie
- Sophrologie fondements et méthodologie tome 1 Patrick-André Chéné
- Sophrologie champs d’application Patrick-André Chéné
- La relation thérapeutique en médecine et psychothérapie Michel Delbrouck
- Le pouvoir de l’attention Pierre Bonnasse
ESSA
- La restitution du phénomène La relation d’aide Rogerienne
- La posture professionnelle du sophrologue Cours de Patricia Gotteland
- Phénoménologie de la mort Cours de Brigitte Boulard
- Phénoménologie existentielle et la lumière fut Article de Souad Amrous
CAIRN.INFO
- Vers une approche neuropsychologique de l’empathie
- Le désir d’intersubjectivité. Pourquoi ? Comment ?
- Empathie et ses effets • Jacques Lecomte Docteur en psychologie
- Sur les neurones miroirs • Christian Julien
- Conscience directe, conscience réfléchie • Article de Pierre Vermersch
- Sur la notion de schéma corporel dans la philosophie de Merleau-Ponti
- Article de Danilo Saretta professeur d’histoire et de philosophie de la psychologie à l’université de l’état de Sao Paulo
- Les chemins de l’intersubjectivité • John Tryssesoone
Auteur : Annie Boero