Une légende indienne raconte… Au début, le Grand Esprit dormait dans le rien. Son sommeil durait depuis l’éternité. Et puis soudain, nul ne sait pourquoi, dans la nuit, il fit un rêve…

Il rêva la lumière, et ce fut le premier rêve. La lumière trouva son accomplissement dans la transparence, et la transparence rêva de solidité, de poids, de densité. La transparence rêva le caillou qui fut le deuxième rêve. Le caillou s’accomplit dans le diamant et le diamant rêva de fragilité et de tendresse : La fleur fut le troisième rêve. La fleur trouva son accomplissement dans l’ancrage de l’arbre et l’arbre rêva de parcourir le monde sans limites. Il rêva le ver de terre qui fut le quatrième rêve. Le ver de terre chercha longtemps son accomplissement dans tous les animaux de la Terre. Un jour il le trouva dans la baleine qui remplit le monde de ses jeux et de ses chants. Mais la baleine qui vivait fondue dans le monde liquide, rêva de s’en détacher. Alors brusquement, nous sommes apparus, nous les hommes. Car nous sommes le cinquième rêve, en marche vers le cinquième accomplissement… (Texte librement repris et inspiré du livre de Patrice Van Eersel, « Le Cinquième Rêve », éditions Poche spiritualités).

Novembre. Seule une infime et subtile différence entre le bleu du haut et le bleu du bas vient rompre l’alliance du ciel et de la mer. Au loin, la courbure de l’horizon, parfaite et inaccessible. Partout où le regard se porte, la lumière joue de ses reflets, ricochant sans relâche entre la surface de l’eau et l’infini.

Novembre. Sous mes pieds, le pont de la goélette, immobile et pourtant mouvant, respire avec la mer ; calme, détendu, en paix. Un bateau perdu quelque part au cœur du monde, comme une parenthèse, une formidable épochè de tout ce que j’ai laissé derrière moi depuis hier, depuis un siècle, depuis une éternité.

En montant à bord, le temps s’est arrêté, ou plutôt s’est dilué dans un espace sans passé ni futur. Sur le bateau, le présent nous habite. Chaque seconde est précieuse, chaque regard est donné et reçu en conscience, chaque mot est une intention de partage.

conte sophrologique

Hier encore, étrangers les uns aux autres, vingt hommes et femmes ont embarqué. Quelques heures ont suffi à l’alchimie pour opérer. Différents et uniques, nous avons de nos désirs engendré un groupe qui vit, qui ressent, qui agit comme une nouvelle entité. A l’intérieur, en sécurité, chacun évolue librement et redéfinit à chaque instant la géométrie de l’ensemble. Vingt parcours, vingt histoires, vingt existences dont le point commun est la soif de véritable connaissance, de retour vers soi, de saisie du Mystère. Vingt destinées qui se rejoignent ici, en un rendez-vous prévu peut-être depuis la nuit des temps.

Dès le lever du jour, très tôt, nous partons à leur rencontre. Rituel de l’équipement : nous devons nous adapter, réaliser une mutation pour nous inscrire dans leur environnement. Palmes, masque, tuba. Silences, rires, profond sentiment de bonheur vital.

Inspire pour la présence du monde, expire pour la conscience d’Etre au monde.

Ils reviennent chaque matin se reposer dans le lagon après leur nuit de chasse. Nous les voyons, ailerons filant paresseusement entre le bleu et le bleu, comme des fantômes évoluant entre deux univers. En silence, deux par deux, nous nous glissons dans l’eau. Seul le chuintement de l’air dans le tuba m’indique que je respire. Je sens la pression de l’eau sur ma poitrine, sa caresse sur ma peau. Je vois ce bleu infiniment décliné en teintes miroitantes et changeantes; le soleil traverse l’eau et vient éclairer le fond qui s’illumine.

Dans ma bouche, léger goût de caoutchouc de l’embout. Autour de moi, le silence. Un silence sur lequel, comme une partition, viennent se poser des sons jusqu’alors inconnus à mes oreilles. Entendre le son d’une bulle qui remonte à la surface, légère, diaphane, à la fois son et lumière, sensation et émotion… Percevoir au fond de mes tympans leurs échanges stridents, à la limite de l’ultrason… Près de moi, dans un champ de vision réduit par le masque, j’aperçois mon double, mon autre, mon binôme. Nous essayons de bouger ensemble, de suivre la même courbe, la même route. Sous l’eau les règles changent, il ne s’agit plus de faire et de raisonner, mais laisser faire et jouer.

Comme eux, avancer dans la fluidité, économiser l’énergie dans la souplesse, traverser la vie dans le plaisir, communiquer autrement.

Novembre. Sous mes palmes, six ou huit mètres plus bas, le sable ondule. J’avance, en m’efforçant de ne pas me laisser distancer. Les autres sont plus expérimentés, ils vont vite, descendent jusqu’au fond, remontent à la surface, repartent, en quête d’une rencontre. Je ne maîtrise pas mon tuba, j’aspire de l’eau, je crache, je m’épuise. Et puis je les vois, juste en dessous, une dizaine de corps gris-bleu, puissants, effilés, tout en souplesse et en joie. Le temps de reprendre mon souffle, ils s’enfoncent un peu plus bas et je distingue leurs silhouettes se fondre dans l’ombre de la profondeur. Les autres suivent, je reste, comme l’albatros de Baudelaire, immobilisée dans un élément qui n’est pas le mien. Frustrée, amère. Je suis seule, un moment, dans le silence bleu. Je savoure la sensation de l’eau sur ma peau, la chaleur du soleil. Je flotte, la gravité s’absorbe dans l’élément liquide. Je respire, simplement, juste attentive à ma respiration, bercée par le doux mouvement de la mer qui me porte.

Souffle après souffle, je m’abandonne à la seule sensation d’être. Je vois les autres un peu plus loin, le bateau se détache entre le ciel et l’eau. Je prends conscience de mes attentes et de mes craintes sur l’expérience que je suis en train de vivre. J’avais prévu, j’avais cru, j’avais lu. Du passé, des pensées, des a priori. Ma respiration est mon seul ancrage dans ce lieu où mes pieds devenus nageoires ne reposent pas au sol. Je lâche mes croyances et mes présupposés, je laisse faire, je m’ouvre à ce qui est là, je me dissous.

Dans la matrice tiède où je baigne, j’ôte les couches, je me dénude et je découvre, enfoui au fond de moi, le bonheur d’Être. Simplement, ici, maintenant. Je savoure l’instant, hors du temps et de l’espace.

Lever de soleil sur la mer. Le futur vient se mêler au présent. Dans deux jours nous repartons. Je progresse, j’arrive à descendre un peu plus bas, mon tuba s’apprivoise. Je les croise plus souvent et surtout je les vois d’un autre regard. A chaque fois, c’est le même choc : D’abord, l’eau se peuple de leurs sifflements stridents, comme une invisible présence. Puis ils sont là, autour de moi, tous unis dans une même énergie et un même mouvement et pourtant chacun d’entre eux libre de s’éloigner pour suivre son propre chemin. Un seul être, une seule conscience, et pourtant un ensemble d’individus évoluant dans une harmonie parfaite, chacun doté d’une conscience propre. Comme notre groupe humain, comme chaque cellule de notre corps…

Chaque rencontre est un instant de grâce, ma respiration d’elle-même s’arrête, je ne sens plus ni l’eau ni le tuba, une sensation de dilution qui ne dure qu’un instant. Mais alors je vis dans l’intimité de mon être comme un immense retour aux sources qui me vide de mon identité. Je n’ai plus de nom, je n’ai plus d’histoire. Le phénomène apparaît à ma conscience ; toute entière, je deviens le phénomène. Au cours d’une seconde qui s’étire peut-être jusqu’à l’infini, Je Suis.

Une semaine en novembre. Quelque part au creux d’une vague. Six jours pour rencontrer quelques humains incarnés, habités par une conscience éveillée. Six jours pour alterner les plongées en apnée, la découverte des fonds peuplés de coraux, et les exercices de respiration, d’ancrage et de méditation sur le pont, face au soleil couchant. Six jours d’exception, à l’image d’un conte sophrologique, pour rencontrer des dauphins libres, descendre au plus profond et trouver une perle, unique et précieuse. Remontée des profondeurs, elle ne me quittera plus.

Etait-ce un rêve ? Le mien ? Ou le rêve du dauphin ?

Et si c’est bien le cas, comme le dit la vieille légende indienne, vers quel accomplissement l’homme poursuit-il son chemin ? 

Auteur : Christine Le Morvan, Formatrice à l’ESSA.
Phénosouvenir d’une semaine en mer Rouge, au large de Marsa Alam, Egypte, Novembre 2013, avec Frédéric Chotard, spécialiste de l’apnée delphinienne.