Une amie me voyant dans une grande interrogation sur un phénomène qui nous interpelle tous, la mort, la mort de l’autre, sa propre mort, me proposa de lire cet ouvrage magnifique, quasiment introuvable : « Phénoménologie de la mort, sur les traces de Levinas » d’Etienne Feron.

Un peu réticente au début, n’étant une spécialiste ni de Levinas ni de Heidegger, je fus rapidement conquise. Les mots simples ont percuté mes pensées, ont eu une profonde résonance en moi. Il m’est difficile de résumer un tel ouvrage, de le commenter sans le dépouiller de son essence. C’est donc très humblement que je livre ici simplement le rapport à la mort de l’autre.

Feron pose ce problème dans notre société actuelle : la mort banalisée proposée, voire imposée à la curiosité de chaque individu et la mort d’un proche presque occultée tant elle nous renvoie à nous même, à notre propre mort. Il visite » le temps et la mort », » la phénoménologie de la mort de l’autre », « l’angoisse et la mort », « la mort entre sens et non sens », « l’entre-temps ».

Il construit son récit en utilisant d’une part les arguments de Levinas pour réfuter ceux de Heidegger et réciproquement. Il éclaire ainsi de deux façons le phénomène de la mort propre et surtout celui de la perte d’un proche en complétant l’argumentation, en l’enrichissant. Bien installées dans le rythme du va et vient, du l’un contre l’autre, nos émotions à la lecture de l’argumentation tant sur la temporalité, la filiation, la mort de l’autre avec l’angoisse du non sens, le deuil, laissent place à une douce réflexion méditative.

Loin de ne concerner que le rapport solitaire d’un moi avec sa propre fin, la mort est une modalité à part entière, bien que fort singulière, de la relation avec autrui constitutive de l’humain.

Par ce trialogue, E.Feron nous propose l’expression de sa pensée pas à pas, mot à mot, s’appuyant sur l’œuvre de Levinas pour montrer que la mort se trouve au centre du lien avec l’autre, et s’appropriant l’influence d’Heidegger dans sa dimension temporelle. Peut on établir une phénoménologie de la mort ? Levinas écrit :

La mort est le renversement de l’apparaitre. c’est à l’inverse de l’apparaitre, comme un retour de l’être en soi, où ce qui faisait signe rentre en soi, ne peut plus répondre. C’est un mouvement opposé à la phénoménologie. La mort est phénomène de la fin tout en étant la fin du phénomène.

La mort conçue comme une expérience est du point de vue phénoménologique une contradiction puisqu’il faut exister pour vivre l’expérience. E. Feron propose de modifier l’approche philosophique de la mort, non pas en faisant référence à sa propre mort mais en abordant le phénomène de la mort de l’autre. La mort de l’autre est la non expérience qui génère la plus grande émotion qui soit, sans que l’on puisse la contrôler, puissante, ravageuse, dévastatrice. Si pour Heidegger le sens de la mort ne peut être recherché que dans celui de sa propre mort, la mort de l’autre étant ainsi reléguée au second plan- et pourtant il se demandera si le Dasein dans sa totalité n’est pas donné dans la mort de l’autre-, Levinas exprime que « la mort de l’autre, c’est là, la mort première ».

Là où Levinas s’enfonce délibérément dans la culpabilité du survivant, dans l’angoisse, dans la responsabilité par rapport à la mort de l’autre, Mr Feron propose une dimension beaucoup plus existentielle du phénomène: la rupture que provoque l’absence brutale nous projette dans la peur du plus rien, du néant non mesurable, de l’irréparable, dans un mouvement vers l’autre.

Au cœur du débat entre Levinas et Heidegger où j’essaye de me placer il faut peut être soutenir l’idée que cet évènement de la mort est pressenti comme tel aussi bien dans l’angoisse du rien que dans la crainte pour l’autre parce que l’angoisse et l’altérité sont indissociable

L’angoisse du néant et la crainte pour l’autre sont donc étroitement liées dans leur fondement, l’angoisse du néant se suggère, mais la personne elle même s’impose, car son absence est irréversible. Se présente alors un départ sans retour, créant un vide dans lequel les liens concrets avec autrui sont dissous. La relation à l’autre met ainsi en évidence la construction de deux individus, l’un par rapport à l’autre. Si l’un part que reste-t-il pour l’autre dans cette construction intime? Le désir, la volonté de perpétuer le souvenir pour entretenir la relation et combler le manque…

Cette rupture violente génère une véritable crise identitaire dans la quelle on se perd, on se déstructure :

L’autre meurt, c’est un lien qui se rompt, comme si le fil qui nous relie se cassait mais que je continuais à en tenir une extrémité dans les mains, tandis que l’autre bout ne serait plus rattaché à rien, créant un déséquilibre, un vertige ou une angoisse qui est la douleur même du deuil. De pesanteur d’être insupportable, le deuil devient vertige d’une absence, le manque de quelqu’un, où déjà se dessine le schème dans lequel les relations avec d’autres pourront se nouer. A la mort de l’autre, je suis investi d’une relation dont je suis seul à porter le poids, mais de sorte que le déséquilibre que crée l’absence du proche donné déjà à mon être une inclination qui me déporte vers les autres.

La mort est alors vue non plus comme la fin d’une vie, ni comme un passage vers ailleurs mais comme étant au cœur de la relation même. Et l’on se tourne vers les autres pour fixer, intensifier, clarifier, donner un sens aux liens avec l’autre, l’absent celui qui nous a laissé. La relation à l’autre devient prise de conscience de l’héritage que l’on nous laisse où que nous laissons. En nous reportant vers les autres nous prenons conscience que nous sommes le lien qui unit nos générations antérieures et nos générations futures, le lien de notre filiation.

E.Feron emploie le mot « passible »: l’homme est dans la capacité de « passation »: céder la place et ainsi transmettre sa mémoire inscrite dans chaque individu à jamais. Cet ouvrage est une réflexion claire, puissante, digne, empreinte d’une grande sobriété. C’est ainsi que je l’ai reçue, dans la recherche de l’apaisement, dans mon interrogation trop dispersée, telle un pansement, le mouvement de la vie prenant alors un autre rythme beaucoup plus bienveillant.

Auteur : Brigitte Boulard
Phénoménologie de la mort: sur les traces de Levinas (Etienne Feron)