Nous avons tous au cours de cette période de congés vécu à notre mesure une courte séparation d’avec notre maison, notre ville, notre terre. Nous avons ressenti ce sentiment d’exaltation ou de plaisir à l’appel d’autres horizons, teinté parfois d’une sensation diffuse d’appréhension devant un changement d’habitudes et de repères pour quelques jours ou quelques semaines.

Nous attendons chaque année cette migration saisonnière qui détourne un instant notre regard de notre condition ordinaire et nous interroge sur nos conditionnements, avec la tranquille assurance de bientôt retrouver la sécurité de notre environnement.

Mais pour certains, qui quittent leur pays sans retour programmé, migrer est un lent et douloureux processus, au cours duquel ils vivent une mutation qui les fait devenir autres. Comment alors se (re)connaître dans une temporalité distordue où le passé est coupé du présent et où le futur n’existe pas ?

Le début de toute expérience migratoire s’accompagne d’un état de frustration, d’exclusion et de non-appartenance. Les immigrants n’appartiennent plus à leur culture d’origine, et pas encore à la culture hôte. Une telle situation demeure doublement déchirante, une peur surgit, peur de la perte des repères, des références et de l’assujettissement aux règles de l’ancienne culture. Peur également d’un rejet dans la nouvelle culture, d’une incapacité à s’adapter, d’une errance physique et psychologique.

L’imigration est un changement

Tout changement déstabilise l’individu, en lui demandant de quitter un équilibre connu pour traverser une phase de déséquilibre, précurseur d’un nouvel équilibre. Concrétisé par la perte des personnes, objets et symboles : membres de la famille, lieux, langue, us, coutumes, ce déséquilibre perturbe profondément le sentiment de l’identité. Qui suis-je, lorsque ce que je crois tenir et que j’appelle mes racines s’éloigne et disparaît ? Que (qui) dois-je lâcher pour trouver la voie de ma liberté ?

Ce passage délicat d’un état d’équilibre à un déséquilibre avant d’atteindre un nouvel équilibre est parfaitement illustré par la marche phronique de la RD3.

Chaque pas réalisé peut être vécu comme une continuité entre celui qui le précède et celui qui le suit, continuité dans laquelle l’expérience en train de se vivre prend sens pour le sujet dans son ici et maintenant.

Globalement, le processus de l’émigration se déroule en trois stades.

Le premier stade est l’émigration, le départ de son pays d’origine. Il entraîne des séparations qui remettent en question les liens familiaux et les valeurs sociales. Ces changements sont forcément liés à des phénomènes de deuil, deuil inhérent aux changements de vie recherchés ou imposés. La sensation vécue de déracinement est alors à son apogée, génératrice d’une diminution de la confiance et de l’estime de soi, et parfois responsable d’un repli, d’un enfermement sur soi, comme une protection contre le monde extérieur vécu comme hostile et dangereux parce que méconnu. La sophrologie, par son approche phénoménologique, est un moyen efficace de lutter contre ce sentiment de solitude et d’abandon que vivent tous les émigrés. Au travers de la prise de conscience de la respiration et de la vivance des trois techniques clés, le migrant découvre son schéma corporel dans sa réalité vécue, schéma corporel qui se structure de plus en plus au fil des entraînements. L’image de soi s’améliore, la confiance et l’estime de soi se renforcent progressivement.

Le deuxième stade, constitué par la migration, se réfère à des situations de transition durant lesquelles le pays d’origine est devenu une part du passé, alors que la terre d’accueil n’est pas encore acceptée comme lieu de projection. Les migrants sont déjà partis, mais ils ne sont pas encore arrivés. Le processus psychologique par lequel ce processus se termine est intimement lié à l’acquisition de la langue du pays d’accueil. C’est une période d’inconfort au cours de laquelle s’opèrent des remises en question profondes et l’installation d’un sentiment de nostalgie. La nostalgie se présente comme un état où se mêlent des aspects cognitifs et affectifs. Il s’agit sur le plan cognitif de la mémoire d’un passé révolu et vécu comme tel, d’un espace psychologique impossible à retrouver plutôt que d’actes de mémoire définis par rapport à l’objet perdu.

Sur le plan affectif, c’est un sentiment vécu de façon douloureuse par la notion de perte qui s’y rattache, mais aussi à travers la satisfaction de pouvoir se rappeler. Ce sentiment est donc ressenti comme ayant un caractère doux et amer à la fois. A ce stade le migrant, encore empreint des valeurs sociales et culturelles de son pays d’origine, ne comprend ou ne perçoit pas encore les valeurs du pays d’accueil. Comme un arbre transplanté d’une terre à l’autre, il lui faut développer de nouvelles racines et s’adapter au terrain ambiant, faute de quoi sa croissance risque d’être compromise, voire sa survie engagée. Par l’émergence d’un nouveau regard sur lui-même et sur le monde qui l’entoure, dans l’accueil de ses sensations et l’émergence de ses capacités, il peut accéder à ses valeurs existentielles et se fortifier de cette sève intime pour s’ancrer dans son présent. Au travers de l’entraînement et de la répétition vivantielle, il prend conscience de son unicité et de sa liberté d’Etre, en plein accord avec ses valeurs, et ouvre lui-même la porte d’un champ de conscience plus vaste, dans lequel il va puiser de nouvelles ressources.

L’immigration proprement dite, le troisième stade, annonce l’intégration dans le pays d’accueil. Celle-ci se traduit par la capacité de se situer par rapport à une double identité et à une double culture. C’est par la prise de conscience de sa tridimensionnalité que l’émigré peut s’inscrire dans sa dignité d’homme ou de femme présent(e) au monde. En s’autorisant à visiter les points positifs de son passé et en vivre aujourd’hui toutes les sensations de bien-être, il transcende le « mal du pays » (nostalgie, du grec nostos « revenir » et algie « douleur ») en une reconnaissance positive du passé dans le présent qui témoigne d’une continuité de son identité. Il lui est alors possible de se projeter dans une situation future vécue favorablement pour en inscrire durablement les sensations structurantes dans son ici et maintenant.

De même, prenant conscience lors de ses vivances au cours des séances, de sensations agréables liées à des situations simples vécues dans son présent, il peut ressentir progressivement un sentiment de mieux-être quotidiennement vécu. Avec un regard nouveau, dénué d’interprétation et d’apriori, il accueille les phénomènes présents en mettant entre parenthèses ce qu’il croit savoir sur lui-même et sur son environnement. En pleine conscience de ses capacités et en accord avec ses valeurs existentielles, il devient véritablement acteur de sa vie. Ce faisant, il entre en relation avec le monde . La projection future d’une intégration vécue dans la joie et l’épanouissement devient alors possible. L’individu inscrit dans sa conscience ses capacités d’accomplissement, de dépassement pour vivre son présent avec plus de force et de conviction. Un nouvel être naît au monde, un être qui porte ses racines au cœur de ses cellules et dont le terreau nourricier ne dépend plus de son environnement mais devient l’univers tout entier.

Protocole possible pour l’accompagnement en sophrologie d’un émigré sur plusieurs mois

Prise de conscience de la respiration

SDB, SDBV pour expérimenter la détente et vivre les sensations du corps détendu, prendre conscience de son schéma corporel, se sentir vivant.

SDN, SAV, le plus souvent possible, pour évacuer quotidiennement les tensions musculaires et mentales et protéger ses fonctions vitales fragilisées par le stress de la rupture culturelle, sociale et affective.

SASC, SCPSC : en commençant par la concentration sur un objet, pour amener progressivement à une contemplation de son propre schéma corporel, avec un regard neutre, dans le but de le développer et d’acquérir un meilleur rapport à soi.

SPI, SmSP, SmLibre, Marche phronique : en développant le principe d’action positive, pour renforcer ses structures positives et établir un lien constructif avec son passé. S’autoriser à ressentir des sensations agréables vécues dans le passé et les vivre dans le présent avec joie et sans nostalgie.

SPF, STDI, SPV : prendre conscience d’un futur possible dans la réussite, le bonheur, le succès par la vivance de sensations positives pour vivre son présent dans la confiance, avec espoir et en harmonie avec son environnement. Laisser émerger ses valeurs existentielles et se sentir relié à l’énergie de l’univers. Peut-être établir un lien intime entre son passé, son présent et son futur et conquérir son identité d’homme ou de femme digne, présent à soi, aux autres et au monde.

Et, juste pour le plaisir, un extrait que tout le monde connaît, mais tellement riche et bien écrit ; la sophromnésie, les sens, la corrélation noético-noématique, la mise entre parenthèses… A lire et à méditer.

Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. II est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. […] Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? Pas seulement : créer. II est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine…

…Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul…

… quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir »
(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, 1913)

Auteur : Christine Le Morvan, Formatrice à l’ESSA